Pendant ce temps, le temps passe

Le jour ou la nuit. Le matin ou le soir. Qu'importe le moment de la journée, c'était du pareil au même et ça n'affectait en rien le dracoliche. Le sommeil, la faim, les besoins du corps qui rythmaient l'existence de chaque être vivant étaient tout simplement absent de ses pensées, et il ne s'en serait pas douté, mais la perte de repères inhérente à la disparition de ses besoins vitaux s'avérait parfois plus dérangeante que prévue. C'était simple, le grand squelette n'était plus attentif à grand chose, parfois plusieurs jours passaient sans qu'il s'en rend compte. Ce n'était pas que ça le gênait, après tout il n'interagissait avec personne, alors il pouvait bien se passer une heure, une semaine ou une année, hier ressemblait à aujourd'hui, aujourd'hui ressemblera à demain, et demain aux jours suivants, encore et encore. Jusqu'à quand, ça il ne savait pas, peut-être qu'il verrait la fin de l'île d'Argeya, ou qu'un autre dragon assez puissant et assez fou réussirait à renvoyer définitivement ses restes putréfiés à la terre et son âme maudite dans le néant.

En attendant de le savoir, Skulrak s'occupait comme il le pouvait. Plus vraiment intéressé ni motivé à faire ce que les dracoliche étaient censé faire selon les légendes humains, à savoir lancer des malédictions à tout va, terroriser les villages ou encore tuer tout être vivant se trouvant sur leur passage, le grand squelette aux os gris observaient simplement des insectes se promener sur une berge. Il se trouvait couché sur le versant herbeux d'une montagne, à moitié dans une rivière. Cette dernière n'était pas bien profonde, vu que l'eau froide arrivait à peine à ses côtes. La sensation de l'onde fraîche sur son corps était pour le moins agréable. Les petits poissons nageaient entre le squelette, certains osaient venir grignoter les morceaux de chair putréfiée encore accrochés aux os, nullement dérangés par le courant presque inexistant, mais évitant tout de même les fumerolles bleutées de la cage thoracique. Le flanc de la montagne était couvert d'herbe verte, complètement à découvert, la forêt ne commençant que bien plus bas. Cela ferait sans doute au beau pâturage, et il était certain que des chamois ou autre herbivores de montagne viendrait se repaître sans la présence menaçante du dracoliche.

Ce dernier, les pattes avant croisées sur la berge, avait le crâne baissé vers le sol. Devant lui, il avait dessiné une rune dans la terre, en forme de cercle d'un demi-mètre. L'herbe au sein du dessin avait complètement fané, formant un rond de végétaux morts contrastant assez fortement avec le reste de l'herbe grasse et verte. Skulrak regardait attentivement cette rune, observant les pauvres petits insectes insouciants qui osaient y pénétrer. À l'instant ou leurs pattes touchaient ce sol de magie corrompue, leurs corps commençaient à pourrir, et ils tombaient raides morts en quelques secondes. Cela n'amusait pas le dragon squelette, pas plus que ça ne l'intéressait, mais ça l'occupait. Il regardait une sauterelle faire un bond en plein milieu de la rune, puis rendre l'âme. Et ensuite, un petit scarabée. Et il se demandait quel insecte viendrait ensuite.
Au moins, son esprit continuait à penser à quelque chose. Ou autre chose que les problèmes de l'île. Même lui avait ressenti des changements, quelque part. Mais c'était diffus, impossible à discerner, même pour un esprit n'ayant que ça à faire de son existence.
C'était encore un coup des humains, tout ça. Rien de bon n'était arrivé depuis qu'ils avaient commencé à prendre les dragons pour leurs montures. Il y a longtemps, peut-être aurait-il été assez motivé pour aller embêter ces petits êtres de chair. Pour aller se battre au-dessus de leurs villes, de détruire leurs bâtiments uniquement pour passer le temps.

Mais au final, à quoi bon ? Il n'avait plus envie de rien. Ni même d'un combat.
Selon les humains, les dragons devenaient plus calmes et sages en vieillissant. Ou peut-être que son esprit commençait enfin à mourir. Même un esprit de dragon n'était pas fait pour rester conscient aussi longtemps, sans doute que l'ennui, une profonde lassitude, ou un désintérêt total pour toute chose de ce monde finirait par avoir raison de sa conscience. Ainsi il ne resterait plus qu'une carcasse vide, mue uniquement par la malédiction qu'il s'était lui-même infligé, un squelette sans âme errant et ne réagissant que mécaniquement.
Enfin, jusque là, il avait encore à se demander combien de temps ça prendrait aux insectes de faire passer le message à leurs congénères d'éviter de passer par la zone d'herbes mortes. Peut-être jamais, ils continueraient de venir encore et toujours même en voyant les cadavres des autres. Certains même semblaient avoir bien envie de grignoter les carcasses. Mais au final, ils partageaient le même sort que les autres. Par plusieurs côtés, ce comportement lui rappelait une certaine autre race.